14 Oct Chaque dépression est unique
» Oui, il est possible de rebondir, de retrouver le goût à la vie, de briser ces chaînes qui nous privent de toute velléité d’avancer. Il est possible de ressortir grandi d’une telle épreuve faite de hauts et de bas, en s’accrochant, en se convaincant qu’après chaque descente il y a une ascension, comme pour tout le monde, car c’est la vie, au fond. Mais, avant de passer par là, mieux vaut s’exprimer. Parce que, mine de rien, dire ce que l’on a sur le cœur, ça soulage. Cela demande beaucoup de courage aussi, une force qui, j’en suis convaincue, se loge en chacun de nous.«
Chaque dépression se nourrit d’une histoire singulière. Si l’on parle bien ici d’une pathologie rattachée à un certain nombre de symptômes, celle-ci se développe selon une recette unique propre à chacun des univers mentaux qu’elle infecte.
Je n’aurais jamais imaginé que l’on puisse souffrir de dépression tout en étant hyperactif. On aurait plutôt tendance à considérer ces deux termes comme antinomiques. Mon expérience allait me prouver le contraire.
Les premières semaines, je suis essentiellement restée au lit. Pour me reposer de nuits mouvementées, mais surtout parce que je ne pouvais pas faire grand-chose d’autre.
Lire trois phrases, qu’elles proviennent d’une notice d’utilisation, d’un roman, d’un article de magazine, ou de l’arrière d’un paquet de céréales, m’épuisait, comme si j’avais soulevé deux poids de 20 kilos chacun ou couru un sprint tellement vite que j’en aurais suffoqué. Les mots s’alignaient dans le chaos le plus total.
Pour ne rien arranger, mon cœur s’était transformé en boîte de nuit qui pulsait sans s’arrêter. Celles-ci résonnaient dans tout mon corps, d’autant plus fort au moindre effort de concentration. Par exemple, regarder la télévision ou me perdre dans les méandres des réseaux sociaux, généraient des palpitations insupportables.
Au-delà, des actions que j’effectuais sans réfléchir suscitaient à présent de sempiternelles tergiversations. Se doucher, marcher, manger avec plaisir, s’enquérir de mes amis, flâner dans les magasins, aller au cinéma, dans un musée ou plus simplement m’asseoir sur un banc pour profiter du soleil hivernal (quand il daignait pointer le bout de son nez), cela n’allait plus de soi.
Heureusement, quand mon époux et ma fille n’étaient pas à la maison pour me rappeler à la vie et à l’amour, j’avais pu trouver une source d’apaisement : la musique classique. Branchée sur Radio Classique, dans le noir total, aux bons soins de Frédéric, Ludwig, Wolfgang, ou Franz, je pouvais respirer. Quand je ne me mettais pas à cogiter.
Je pensais surtout à elle. À ma grande sœur, partie huit ans plus tôt rejoindre les cieux, alors qu’elle n’avait pas encore vingt-cinq ans. Un cancer fulgurant l’avait consumée en moins d’un mois.
Pendant près de la moitié de sa vie, elle avait souffert. D’anorexie, de boulimie, et d’épisodes psychotiques. Si elle me manquait terriblement, je ressentais à son égard une colère indéfectible. Comment aurais-je pu l’exprimer alors qu’elle n’était plus de ce monde ? Comment avais-je pu me mettre dans un tel état vis-à-vis d’une personne malade ?
Rongée par la culpabilité, je me noyais dans la peur, la peur de sombrer dans la folie et d’être devenue étrangère à moi-même. Enfermée entre les quatre murs du sombre royaume de mes pensées, je commençais à imaginer le calvaire qu’avait dû endurer ma grande sœur, et enfin à prendre au sérieux ce qu’elle appelait ses « démons intérieurs ». Comme elle, j’avais mal à mon âme. Mon corps s’était transformé en un kyste géant divisé en un pesant amas de couches qui s’enfonçaient dans des profondeurs inconnues et sans aucun doute abyssales. Au milieu de tout cela, un cri strident perçait à travers les nœuds et les craquelures. Un cri qui, comme mon cœur, ne s’accordait aucun repos.
Le cerveau bouillonnant, je fus rapidement prise d’un besoin irrépressible de bouger. Quand j’essayais de lâcher prise ou de respirer lentement, je déclarais forfait au bout de quelques secondes.
Déboussolée, j’interrogeai mon médecin généraliste.
Moi : mais je ne suis pas en dépression alors ?
Le médecin : si, croyez-moi.
Moi : et pourquoi ce tel surplus d’activité ? En quoi est-ce compatible avec l’absence d’envie d’avoir envie ?
Le médecin : l’anxiété et la dépression vont souvent de pair. Elles s’alimentent mutuellement.
Moi : l’anxiété ?
Le médecin : la peur d’avoir peur. Dans votre cas, la peur d’affronter le flot d’émotions qui se cache en vous.
Moi : …
Le médecin : dans le feu de l’action, les pensées invasives restent bloquées à l’entrée, mais elles s’acharnent à vous malmener. Comment ? En affolant votre cœur.
Moi : la poitrine nouée et le ventre qui se gonfle, c’est l’anxiété?
Le médecin : oui. Et, je suppose, sûrement de l’angoisse aussi, quand vous vous sentez au plus mal. Le meilleur remède, c’est le lâcher-prise. Mais c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire.
Moi : si j’ouvrais toutes les vannes, je crois bien que je me retrouverai ensevelie sous une avalanche aussi haute que le Mont Everest.
Le médecin : c’est juste. Toutefois, souvenez-vous que même la plus petite ouverture suffit pour faire sortir vos émotions au fur et à mesure. Si vous refermez votre abcès, cela ne pourrait que vous faire du tort.
Le lâcher-prise ne fut pas une mince affaire. Encore aujourd’hui, j’ai du mal. L’anxiété persiste et signe. La seule différence, c’est que je détiens à présent un certain nombre de cordes à mon arc pour y faire face et ne plus replonger dans l’angoisse qui m’a minée pendant plus d’une année. J’y reviendrai par la suite.
Si je n’avais qu’un conseil à donner :
S’il paraît plus facile de minimiser ses blessures et de taire ses émotions en les emprisonnant dans les dédales de son for intérieur, elles ne vont pas disparaître pour autant. Avec le recul, j’ai réalisé qu’il est impossible de mettre un trait sur les heures sombres du passé tant qu’elles restent confinées dans le magma de la psyché. Sans rien changer, le volcan finit par se réveiller, semant un chaos et une destruction invisibles aux yeux des autres.
Oui, il est possible de rebondir, de retrouver le goût à la vie, de briser ces chaînes qui nous privent de toute velléité d’avancer. Il est possible de ressortir grandi d’une telle épreuve faite de hauts et de bas, en s’accrochant, en se convaincant qu’après chaque descente il y a une ascension, comme pour tout le monde, car c’est la vie, au fond.
Mais, avant de passer par là, mieux vaut s’exprimer. Parce que, mine de rien, dire ce que l’on a sur le cœur, ça soulage. Cela demande beaucoup de courage aussi, une force qui, j’en suis convaincue, se loge en chacun de nous.