J’ai faim de vie

J’ai faim de vie

Composition picturale par Gilles Saffar

« On dit souvent que l’angoisse peut provoquer deux effets diamétralement opposés sur notre organisme. D’une part, une impression de vide qui appelle à être comblée pour être calmée, le plus généralement par ce qui est facilement à sa portée – comprenez, la nourriture. D’autre part, l’effet inverse d’un trop plein qui mène tout droit vers la privation pour ne pas s’alourdir davantage. Sans hésiter, je me range dans la deuxième catégorie. »

Je m’en souviens comme si c’était hier. À l’issue d’une nuit agitée, quelques mois avant que ma dépression ne se déclare, je me suis réveillée avec la sensation d’un ventre lourd, dur et gonflé. Inquiète, je me suis regardée dans le miroir pour me découvrir avec le physique d’une femme enceinte de trois mois. Mon corps dessinait une courbe arrondie, d’une netteté sans équivoque. Au lieu d’abriter une nouvelle vie, il grandissait pour laisser fleurir un bouquet informe d’émotions non-digérées, toujours plus nombreuses, toujours plus envahissantes.  

On dit souvent que l’angoisse peut provoquer deux effets diamétralement opposés sur notre organisme. D’une part, une impression de vide qui appelle à être comblée pour être calmée, le plus généralement par ce qui est facilement à sa portée – comprenez, la nourriture. D’autre part, l’effet inverse d’un trop plein qui mène tout droit vers la privation pour ne pas s’alourdir davantage. Sans hésiter, je me range dans la deuxième catégorie.

Dans les moments difficiles, je me plains toujours de contractions pulsées dans mon plexus solaire et de ballonnements qui affolent mes intestins. Je perds tout ressenti de légèreté, comme si mon corps pesait deux fois plus que dans la réalité. Assaillie par les tensions, il m’est impossible de retrouver même un soupçon de sérénité. Une douleur lancinante m’oppresse de la tête aux pieds. Suralimentée, malmenée par une faille qui s’immisce au cœur de son système nerveux central, la machine s’échauffe.

Au cours de l’année qui a suivi le déclenchement de ma maladie, j’ai perdu du poids. L’anxiété généralisée et mes crises d’angoisse épisodiques coupaient ma faim. Les médicaments n’ont rien arrangé. Même des aliments qui me donnaient envie perdaient leur attrait. Pendant un certain temps, je me suis même coupée du chocolat dont, pourtant, je n’avais jamais pu me passer. La nourriture ne me procurait plus aucun plaisir. Sans que je ne le réalise, mes portions ont peu à peu diminué. En parallèle, j’étais rentrée dans une phase d’hyperactivité, je m’exerçais au lieu de penser, je courais partout pour ne pas pleurer. Faute de me nourrir correctement, j’engrossais mon mal-être rampant. Imaginez-vous les effets dévastateurs sur mon corps. On m’avait toujours dit que j’étais mince et à ce stade je côtoyais la maigreur.

Oui, il est plus facile de regagner du poids que d’en perdre. J’ai entendu dire, ne te plains pas, qui ne rêve pas de se délester de quelques kilos en trop ? Et moi de répondre, tant qu’on est bien dans son corps, cela ne devrait pas être un objectif en soi. Je n’avais pas envie de ça et regarde-moi maintenant. Je ne peux pas continuer comme ça. C’est un cercle vicieux : avec mon ventre proéminent et mes sensations d’engourdissement, non seulement je ne peux pas manger mais j’en viens à penser que je ne devrais pas, pour ne pas « grossir » davantage. Je vérifie mon poids quasi au quotidien, voire plusieurs fois par jour, dans une dynamique obsessionnelle. Si je ne suis pas en train de me rationner, je suis dans le contrôle. Comme je bouge tout le temps, même si j’ai moins d’appétit, j’ai besoin de carburant pour me maintenir et, en ce moment, c’est dire que je n’en ai pas assez. Là, je suis en train de me dire, fais attention aux quantités que tu ingères, pour me prévenir d’un surpoids qui ne réside que dans mon esprit malade. Tu sais à quoi je pense ? … À qui je pense plutôt ? … Ma grande sœur.

Je me suis toujours demandé comment elle avait pu tomber dans l’anorexie. Était-ce donc cela ? La mécanique infernale qui risque, à tout instant, de faire passer de l’autre côté, de franchir cette frontière poreuse uniquement dans un sens et qui devient hermétique lorsqu’on se rend compte qu’on veut faire marche arrière et revenir sur ses pas ? Si son histoire diffère de la mienne, une chose est sûre, vu comment j’étais partie, j’aurais pu y succomber moi aussi. C’est parce que le souvenir de ma sœur et de ses tourments m’accompagnait que j’y ai échappé.

Quand je regardais mes cuisses et que je me disais, quelle horreur, elles sont flasques, elles sont larges, est-ce que je suis grosse, je prenais peur. Quand j’étais tentée de sortir la balance pour vérifier que mon poids n’avait pas changé depuis la veille, je prenais peur. Quand je rechignais devant des spaghettis à la bolognaise, je prenais peur. À la moindre pensée qui me liguait contre la nourriture, je prenais peur avant de m’entendre me réprimander, arrête, reprends-toi, si Maryline était là, elle t’avertirait elle aussi, elle te dirait, souviens-toi, bien manger, c’est le début du bonheur, répète après moi, j’ai faim de vie, j’ai faim de vie, j’ai faim de vie. J’ai faim de vie.

« À mesure que j’apprenais à m’ancrer dans l’instant présent, le goût s’est réveillé dans mon corps délecté et a repris ses droits. Quand je mangeais un met que j’appréciais, je ne pensais plus à rien d’autre. Quand la faim était là, j’en profitais allègrement. »

Grâce à elle, grâce à mes proches qui n’ont cessé de m’alerter, je ne suis pas tombée plus bas. Même si la place manquait dans mon corps surchargé de tensions, je mangeais quand même, certes en petite quantité mais plus souvent (exactement lorsque j’étais enceinte). Même si la nourriture me faisait moins envie, je mangeais quand même, avec l’espoir que le goût revienne. Et, comme pour tout, c’est-à-dire en son temps, il est revenu. Beaucoup plus fort qu’avant, débordant d’intensité, comme si je le découvrais pour la première fois, à la manière d’un enfant ébahi par les nouveaux aliments qu’on lui offre, le sourire aux lèvres et les yeux brillants de bonheur.

Des alliances de saveurs dansaient joyeusement dans ma bouche en fête. Ça crépitait d’enthousiasme, ça chantait au rythme d’un air entraînant, ça se dandinait sous le palais, c’était vivant, tellement vivant. À mesure que j’apprenais à m’ancrer dans l’instant présent, le goût s’est réveillé dans mon corps délecté et a repris ses droits. Quand je mangeais un met que j’appréciais, je ne pensais plus à rien d’autre. Quand la faim était là, j’en profitais allègrement.

Quant à mon ventre, il arrive qu’il gonfle, encore aujourd’hui, sous l’effet de l’anxiété et des mauvaises pensées. Les sensations de lourdeur, je les ressens toujours. La différence, c’est que je cesse de me dire, tu es grosse, c’est terrible. À la place, je fais des respirations profondes assise confortablement sur mon fauteuil, je sors mon stylo ou mon clavier et je me mets à écrire, si je suis seule et que mon époux travaille, j’appelle mes parents, je sors pour prendre l’air ou pour aller m’exercer quelque part, à la salle de sport ou à la piscine, je me demande pourquoi ça ne va pas, je pense, je fais de l’autoanalyse, je vide ma tête, je m’évade avec un bon livre ou une série divertissante. À la place, j’agis.

Il ne s’agit plus de perdre des kilos pour retrouver une légèreté de l’âme puisque toute façon, j’ai bien vu que cela ne fonctionnait pas, que ces deux choses n’avaient strictement rien à voir. Il s’agit de se retrouver, d’écouter son corps, de calmer ses sens en émoi, de s’apprécier tel que l’on est, pour se sentir bien dans sa peau. Ce n’est pas en réduisant son stock de graisse au néant que l’on retrouvera la sérénité. Ce n’est pas en perdant des kilos à l’approche de l’été pour exhiber un corps sculptural sur la plage, comme le conseillent de nombreux magazines, que l’on s’aimera davantage, car c’est une démarche qu’on entreprend à l’égard des autres (regardez comme je suis belle) et non envers soi.

Si j’avais mon propre magazine, j’écrirais plutôt ceci :

« À l’approche de l’été, offrez à votre corps des plaisirs au quotidien !

Nourriture, exercice, franches rigolades et embrassades… ne le privez de rien !

Pour une expérience mémorable sur la plage, redonnez du goût à votre vie »

En bonus, je vous offre un extrait de mon premier roman, La nuit s’éveille et tout s’éclaire. Ici, c’est Rose, la grande-sœur, qui s’exprime. En écrivant ce passage, j’ai cherché à casser tous les jugements préconçus que j’avais pu exprimer par le passé vis-à-vis de l’anorexie. J’ai tenté de me mettre à la place de ma propre sœur, en développant une empathie inédite à son égard mais aussi envers toutes celles et ceux qui souffrent des mêmes tourments. Je leur souhaite, ainsi qu’à leurs proches, beaucoup de courage face à l’épreuve terrible qu’ils traversent chaque jour pour, au bout du compte, réussir à faire renaître leur faim de vie.

« Il décoche deux flèches et tire.

En plein cœur. Sans aucune pudeur, ses yeux sévères pointés sur moi me déshabillent de la tête aux pieds. Assise à même le sol, les jambes croisées, je tente de rester digne. C’est sans compter sur sa ténacité. Impitoyable, il maintient sa cible en ligne de mire. Le dégoût, voilà ce que je lui inspire.

À présent, faisant fi des apparences, il me pointe du doigt comme si j’étais sa bête de foire. L’humiliation perce l’abcès, elle envahit l’espace, m’enfonçant davantage dans les abîmes. Tout s’ébranle, comme un château de cartes aux bases fragiles. Aux prises avec la panique, les zones de mon cerveau s’échauffent de concert. Et je pleure de l’intérieur.

Ce petit garçon me fait comprendre ce que je suis : une abomination, une erreur de la nature. Toutes, ici, nous détonnons dans le paysage. Nous nous démarquons par notre différence. Comme lui, les autres n’hésitent pas à nous juger et à nous faire porter le chapeau de notre décadence. J’imagine cet homme au physique de dieu grec casser du sucre sur notre dos, « ces filles, elles m’horripilent. Elles ne manquent de rien les ingrates. Ce sont des gâtées pourries de l’existence. » Et l’autre mégère là-bas d’ajouter : « honte aux parents. Si j’étais mère d’une de ces horreurs, je la sommerais de manger, c’est pas plus compliqué ». Pas plus compliqué.

Je ne leur supplie pas de nous comprendre, ni de chercher ne serait-ce que la moindre explication. Nous voulons juste pouvoir vivre sans se cacher, ni craindre le regard des autres. Tout espoir de guérison s’évanouit dans le souffle de la médisance. Pour remettre un pied dans la vie, puis l’autre, pour réapprendre à marcher, nous avons besoin de mains tendues, pas de pieds barrés en travers de nos routes. Ni de doigts accusateurs, quelle que soit leur taille, enclins à nous paralyser. Nous n’avons pas choisi de tomber malade. Personne ne choisit de tomber malade. »