Le spectacle devait cesser

Le spectacle devait cesser

Imaginez un acteur qui monte sur les planches après être sorti d’une dispute terrible avec son frère. S’il fait bien son travail, s’il s’efface derrière son rôle, personne ne discernera le chaos qui le mine de l’intérieur. Pensez à tous ces artistes et ces célébrités que nous admirons (ou non) et dont nous envions la vie supposée parfaite. Si nous savions ce qui se cache réellement sous leurs visages maquillés, si nous connaissions leur histoire, leur vraie histoire, pas celle que nous vendent les magazines à coups de gros titres accrocheurs, peut-être cesserions-nous de les idéaliser et, par extension, d’idéaliser notre propre histoire. Nous aussi, nous voudrions vendre du rêve, penser la vie comme un film où l’on brille sur le tapis rouge et sous le feu des projecteurs, en suscitant l’envie et l’adoration parce que, quelles que soient les circonstances, ça va, ça va très bien même.

Imaginez-vous une soirée, en famille, entre amis, entre collègues. Il est très rare de croiser une personne qui vous dira ouvertement qu’elle n’est pas heureuse. Soit parce qu’elle a décliné l’invitation du fait de son état (sans donner la vraie raison de son absence, surtout pas), soit, si elle a tout de même décidé de venir, parce qu’elle se donne en spectacle et qu’elle ne vous donne aucune raison de penser qu’elle ne va pas bien. Telle une comédienne, elle enfile son masque en occultant ses émotions. Elle se met dans la peau de son personnage, celle à qui tout sourit, celle qui sourit tout le temps, celle avec qui on souhaiterait être ami parce qu’elle est de si bonne humeur. Nous la pensons heureuse, mais l’est-elle pour autant ? Un sourire de façade est beaucoup plus facile à donner qu’un sourire qui vient directement du cœur.

Pendant très longtemps, j’ai fonctionné comme cela. L’image que je renvoyais était loin de refléter les eaux troubles sous lesquelles j’étais en train de me noyer. Quel que fût l’état de ma météo intérieure, je restais engluée dans une bonhommie permanente. Mon pauvre corps parlait à des oreilles bouchonnées qui ne pouvaient et ne voulaient pas l’entendre, encore moins l’écouter. Non seulement j’ignorais ses messages d’alerte, je l’empêchais également de savourer la plénitude de l’instant.

Les évènements positifs qui parsemaient mon existence, je ne les vivais pas comme j’aurais pu les vivre, avec une intensité bienheureuse, l’esprit léger et ancré là où il se trouvait, dans la force du présent.

Les difficultés, je les minimisais vis-à-vis de mon entourage en leur faisant croire que rien ne pouvait m’atteindre, comme si je cherchais à susciter leur admiration pour une force que j’imaginais – à tort- posséder.

J’avançais vite, toujours plus vite, j’étais ici, là-bas, ailleurs, j’étais partout à la fois, mon masque solidement accroché à mon visage comme en pilotage automatique.

Mon être implorante s’est retrouvée enfermée dans une cage de verre, happée par sa création qui avait pris toute la place, la condamnant à s’enfoncer dans un espace de plus en plus limité, jusqu’à suffoquer sous des larmes dont chaque goutte, brûlante, lui faisait atrocement mal. La fiction avait supplanté la réalité.

Comme je ne vivais pas en accord avec qui j’étais ni avec ce que je ressentais, je n’avais pas appris à prendre conscience de mes désirs, à reconnaître mes aversions et mes peurs, à discerner le bon du mauvais pour moi. Qu’est-ce qui me rendait vraiment heureuse ? Qu’est-ce qui ne m’intéressait pas ? Qu’est-ce qui me motivait ? Qu’est-ce qui me freinait ? Qu’est-ce qui me faisait sentir vraie ? Toutes ces questions qui m’auraient aidé à faire corps avec mon identité et mes émotions passaient à la trappe. À la surface, j’entretenais le mythe du long fleuve tranquille, je contenais les vagues sous une pression insupportable, je me protégeais des pluies torrentielles et des rafales de vent avec un bouclier d’une capacité sans limite. Hormis en amour et en amitié, je me mentais effrontément ainsi qu’au reste du monde pour préserver les apparences.

Dans mes études et sur le plan professionnel, tout ce que j’ai accompli, je ne l’ai pas fait par choix ou au nom d’un désir sincère. Je l’ai fait parce que ça m’est tombé dessus. Je ne dis pas que tout a été négatif. Mes expériences m’ont beaucoup apporté, j’ai appris énormément, j’ai fait des très belles rencontres (y compris la plus importante de toutes, mon époux), j’ai développé des convictions qui ont participé à mon éveil sur le monde. Au travail, cela marchait bien, on me complimentait, on se plaignait rarement de moi, alors j’ai persévéré sur cette voie. Mais ma voix, elle, ne savait plus où se mettre. Mon opinion réelle, je la taisais. La plupart du temps, je suivais. J’évitais de me confronter car j’estimais que ce que je pensais n’avait aucune importance, aucune valeur. Il n’y avait pas de raison que je défende mes idées car elles n’allaient rien apporter d’intéressant. En parallèle, je narguais effrontément les nuages, j’étais devenue ce soleil qui fait du bien parce qu’il irradie autour de lui. Mais le soleil, se demande-t-on comment il se sent ?

Ce conflit intérieur a constitué un terrain de jeu rêvé pour l’anxiété. Elle s’est nourrie de mes peurs, la peur d’échouer, la peur de faire des erreurs, la peur de défaillir, la peur de ne plus être aimée, la peur de ne servir à rien, la peur d’être abandonnée. Je m’inquiétais pour tout et pour rien, de ce que j’avais fait, de ce que j’aurais dû faire ou ne pas faire, de choses qui n’étaient pas arrivées. Victime d’une imagination débordante qu’il ne me serait pas venue à l’idée de canaliser, je me créais des scénarios catastrophes dont aucun ne s’est réalisé en réalité. Mon cœur palpitait de plus en plus vite. Mon dos me faisait souffrir. Ma poitrine serrée m’empêchait de respirer. Je continuais à vivre comme une pile électrique que je privais de repos et dont le temps de décharge allait, nécessairement, s’accélérer. Jusqu’à ce que l’inévitable se produise : la batterie m’a brutalement lâchée.

Sur le chemin de guérison de ma dépression, je me suis découverte à nouveau, j’ai appris à faire connaissance avec cette être que j’avais délaissée, cette petite être cachée contre mon cœur qui n’en pouvait plus d’être compressée sous le joug de liens invisibles. À mesure que j’avançais, j’ai brisé une à une les chaînes qui la maintenaient prisonnière pour la laisser fleurir. Enfin.

Cette être, elle pleure si elle en a envie. Elle râle si elle en a envie. Elle rit aux éclats si elle en a envie. Elle dit si quelque chose ne va pas, sans tout dire non plus dans le souci de l’autre. Elle chante sa joie. Elle clame haut et fort son amour. Elle ose s’exprimer si elle n’est pas d’accord tout en restant à l’écoute et en acceptant de changer d’avis, si et seulement cela ne comprime pas son cœur. Elle admet ses réussites. Elle ne sourit pas pour de faux. Elle reconnaît ses qualités et ses défauts, ceux-là même qui lui confèrent son humanité. Elle se remet de ses erreurs et de ses échecs sans remettre en question ce qu’elle est mais en cherchant à s’améliorer et à apprendre, toujours apprendre. Elle donne avec générosité sans s’oublier. Elle affronte les tempêtes, toujours prête à demander de l’aide, déterminée à s’accrocher à cette vie qui vaut plus que la peine.

Pourquoi ? Parce qu’elle a trouvé du sens. Parce qu’elle s’est reconnectée à cette vérité qui ne se loge nulle part ailleurs qu’en elle. Parce qu’elle a conscience d’elle-même. Parce qu’elle s’écoute. Parce qu’elle sait où sont ses limites. Parce qu’elle s’accepte telle qu’elle est.

Cette être, elle avance dans la lumière, plus sereinement, sans se laisser envahir par des pensées polluantes. Elle ne cherche pas à paraître, elle est. Son fleuve est long, tranquille, fiévreux, lent, nerveux, inondé, à sec. Ce qui compte, c’est qu’il soit vivant.

Cette être, elle n’attendait qu’à s’épanouir. Aujourd’hui, la voie lui est libre et elle compte bien reprendre toute la place qui lui est due. Mais, comme pour toute ascension, elle doit accepter qu’il lui faille aller lentement et prendre tout son temps, parce qu’autrement elle pourrait sombrer à nouveau et elle n’en a pas envie, mais alors, elle n’en a vraiment pas envie.

Petite être, je te fais mienne comme j’aurais dû le faire depuis longtemps. Pardonne-moi de t’avoir rejetée et laisse-moi t’accueillir dans la lumière pour que nous fassions enfin connaissance.

Toi et moi sommes bien d’accord, le spectacle devait cesser.