17 Déc Trouver sa place à l’intérieur de soi
À la suite du décès de ma sœur, je me souviendrai toujours avoir dit à mes parents : c’est comme si je m’étais brisée en mille morceaux, comme si, en quelque sorte, je n’existais plus. Une partie de moi s’était envolée avec elle. Je suis même allée jusqu’à l’appeler spontanément « ma moitié » lorsque je lui ai écrit une lettre qu’elle a emportée pour l’éternité.
Adolescente, je m’étais construit une identité fragile qui se nourrissait des autres, ma sœur, surtout, mais aussi mes parents et mes amis. La valeur intrinsèque que je m’attribuais avoisinait le néant. Nécessairement, je recherchais systématiquement de la compagnie parce que je n’appréciais pas la mienne. C’était faute d’avoir cherché à faire plus ample connaissance avec elle et d’apprendre à l’aimer.
Plus tard, j’ai continué à avancer de la même manière, en fusion avec mon mari, puis ma fille, jusqu’au jour où je me suis retrouvée seule face à moi-même, au travail, où je me sentais invisible. Sans lui, sans elle, sans personne d’autre envers qui je pouvais m’identifier. C’est à ce moment-là que le néant s’est installé.
Et les questions ont fusé : qui suis-je ? Quel est le sens de ma vie ? Celles et ceux que j’aime ont du sens mais moi, fais-je sens ? Sans eux, qu’est-ce qu’il resterait ? Je ne parvenais pas à trouver de réponse alors qu’il ne me fallait pas chercher bien loin. La réponse, elle sommeillait en moi depuis toujours. Telle un petit pois caché sous une montagne de matelas, je l’avais étouffée sous des couches d’armures qui m’avaient éloignée de ma véritable nature. Quand la plus superficielle d’entre elles a pâti d’une première entaille, je me suis rendu compte de l’ampleur du problème. Partir à la recherche de ce moi égaré ne serait pas une mince affaire. Je n’imaginais pas à tel point.
Mon chemin de guérison m’a permis de retrouver une place à l’intérieur de moi. Avant d’être une épouse, une mère, une fille, une sœur, une amie, une collègue, une voisine ou une connaissance, je suis une être humaine. Une individualité à part entière qui a autant sa place à prendre que les autres dans le monde. Une femme avec ses propres désirs, ses valeurs, ses aspirations, avec ses forces et ses faiblesses, avec ses centres d’intérêt et de désintérêt, ses amours et ses désamours. Pour la révéler à la face de ma conscience, j’ai tâtonné, j’ai pris du temps, j’ai essayé, j’ai persévéré, en cherchant toujours à écouter les réactions de mon corps. La poitrine nouée, le ventre tendu, les bras envahis de tensions ; je ne me sens pas bien. Une sensation de légèreté, le doux parfum de l’allégresse, les lèvres qui se recourbent naturellement vers le haut ; je me sens bien. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a provoqué cette réaction ? Qu’est-ce que cela dit de moi ?
Disons, je suis en plein milieu d’une foule. Au supermarché un samedi après-midi, dans une rue commerçante, à la sortie d’un concert, dans un bar bondé ou une boîte de nuit. Avant, je faisais abstraction de ce qui se passait à l’intérieur de moi. Je pensais à plusieurs choses à la fois, j’écoutais deux conversations en même temps, j’écrivais un message tout en parlant, je fonctionnais dans un mode multitâches perpétuel. Je me fondais dans la masse sans que cela ne provoque d’émoi, puisque le moi brillait par son absence. Puis, après avoir ouvert les vannes et laissé s’épanouir mon cœur, j’ai enfin pris conscience des émotions qui coulent à flot dans mon univers. Et j’ai réalisé que je n’aimais pas me retrouver au sein de regroupements conséquents de personnes. Est-ce dû à mon hypersensibilité ? Peut-être. Ce n’est pas important. Ce n’est pas quelque chose que j’apprécie et c’est ainsi. Étudiante, je sortais comme je respirais. Je me souviens d’une amie qui préférait volontiers rester chez elle pour lire, et je lui disais, mais tu es sûre de ne pas vouloir te joindre à moi ? Non, c’est gentil, merci. Vraiment ? Oui. Je ne comprenais pas. Mais il n’y avait rien à comprendre. Elle n’avait juste pas envie.
Prenons un autre exemple, celui du travail, vis-à-vis duquel j’avais une fâcheuse tendance à m’assimiler (maintenant, j’ai bien compris que mon travail et moi sommes deux choses séparées). Après avoir exercé le métier d’assistante parlementaire pendant des années, j’aspire à un changement en profondeur pour devenir auteure de profession. Si l’écriture me passionne, je ressens également un besoin nouveau de liberté et d’indépendance. Dans ce cadre, l’idée même d’avoir un supérieur hiérarchique m’est inenvisageable. Non pas que je souhaite diriger une équipe à la place ; je préfère une relation de travail d’égal à égal où, s’il y a des comptes à rendre, la dynamique réponde à une réciprocité. Pourquoi ? Parce que j’ai encore du mal à me positionner ? Parce que j’ai peur de me retrouver dans une atmosphère où la pression est reine ? Parce que je craindrais de m’effacer derrière quelqu’un d’autre ? Au fond, je l’ignore. Je sais ce que je veux et c’est tout ce qui compte. J’ai toujours le droit de changer d’avis aussi. Si le cœur de notre identité reste intact, nous sommes à même d’évoluer au gré de nos expériences, des leçons que nous en tirons et des émotions qui en découlent, au fil de nos rencontres, au travers de nos réussites et nos échecs.
Après avoir sombré dans un chaos existentiel et m’être perdue dans les méandres d’un paysage nimbé de désolation, retrouver mon autonomie a constitué la première étape essentielle de ma reconnexion à la vie. Ce faisant, je me suis attribuée une valeur propre, ce qui m’a aidée à développer mon estime de soi et, par la même, à rehausser ma confiance en soi. J’ai pris conscience que nos erreurs et nos faux-pas ne nous définissent pas, nous avons tous le droit d’en faire et ils ne devraient pas remettre en question qui nous sommes. Même si ça peut faire peur, nous avons tout intérêt à nous lancer dans l’existence, à oser et à expérimenter. Il ne faut pas cesser de croire en soi et d’y croire tout court.
En outre, si certains nous ignorent ou nous contredisent, nous ne devrions pas nous dévaloriser pour autant. Imaginez, vous êtes à une fête d’anniversaire où vous ne connaissez personne d’autre que l’hôte. Par la force des choses, vous vous retrouvez à côté d’un invité. Vous commencez à lui parler. Il ne fait qu’hocher la tête, sans daigner vous regarder, clairement désintéressé par ce que vous lui racontez. Rapidement, il utilise la technique de « j’ai soif, je vais me servir un verre » pour se débarrasser de vous. Voici ce que je me dirais si je me retrouvais dans une telle situation, en espérant qu’un jour, je n’ai plus besoin de me le rappeler : si cela te blesse, c’est normal, mais d’en conclure que tu ne vaux rien, non. Tu ne peux pas t’entendre avec tout le monde ni être intéressante aux yeux de tous. Ne t’autodétermine pas inférieure. Respecte-toi.
J’ai une valeur non pas parce que les autres me l’accordent, je suis quelqu’un non pas parce que l’on me le dit, j’ai ma place à prendre non pas parce que l’on me la donne. Nous avons tous une valeur et nous sommes tous quelqu’un et nous avons tous notre place à prendre. Personne n’est rien. Je ne vois pas pourquoi certains auraient l’ascendant sur d’autres. Nous sommes au même niveau vis-à-vis de notre identité.