28 Déc À nous trois
Je m’en souviens comme si c’était hier. Lors de la cérémonie de mariage d’amis de mes parents, l’officiant avait délivré tout un discours sur l’engagement. À un moment, une curieuse équation avait sauté aux yeux de l’assistance, pas tant pour ce qu’elle signifiait mais parce qu’en la prononçant, il avait soulevé le pouce, l’index, avant de les rabaisser pour pointer ostensiblement son majeur à la face du monde, si fier de sa trouvaille, oui, mes amis, un plus un est égal à un, je répète, un plus un est égal à un, je dirais même plus, un plus un est égal à un. La salle avait tremblé sous l’effet de la salve de rires qui avaient saturé l’air ambiant. Des années plus tard, cette anecdote continue à me faire sourire mais surtout, elle m’interroge : est-ce qu’il avait raison ?
Si deux êtres s’unissent, devraient-ils nécessairement se confondre au sein d’une entité unique, comme les faces de la même médaille ou les moitiés du cercle dessiné par l’alliance qu’ils portent chacun à leur doigt ? J’ai longtemps pensé et agi de la sorte parce qu’au moment de rencontrer l’homme de ma vie, je ne m’accordais aucune valeur et je n’avais pas développé d’identité propre.
Avec le temps, il est devenu plus que ma moitié. Je me suis construite en m’agrippant à la barre de son navire et en abandonnant le mien. Vidé de sa substance, mon vaisseau m’a suivie comme une ombre. Dans certaines occasions, que je redoutais par-dessus tout, j’étais contrainte d’y retourner. Quand mon époux s’absentait, le drame se produisait. Seule dans un univers qui m’était inconnu alors que j’étais la seule à pouvoir l’habiter, j’avais perdu tous mes repères. Surtout, je craignais de m’y aventurer. Il faisait froid, il faisait sombre, un nuage lourd et brumeux obscurcissait les lieux, alimenté d’une armée d’angoisses terrifiantes, à couper le souffle, je tremblais de partout et je n’avais qu’une envie, fuir et le retrouver. Sans lui, mon bateau tanguait. Sans lui, je n’étais pas pleine et entière, puisqu’une partie de moi me quittait. Nos séparations éphémères éveillaient ma peur la plus profonde, celle d’être abandonnée et livrée à moi-même, parce qu’à mes yeux et à mon cœur, j’avais été abandonnée par ma sœur.
S’il était conciliant et compréhensif envers moi, cette situation n’aurait pu tenir sur la durée. Parce qu’elle devenait envahissante pour lui. Parce qu’elle me faisait mal. Parce qu’elle me confinait dans un sentiment d’insécurité qui n’a pas lieu d’être dans une relation. Parce qu’on a beau aimer une personne de tout son cœur, si on ne se laisse aucune miette de cet amour, on court droit à sa perte. Le un plus un est égal à un ? Destructeur. Plus jamais. À proscrire. Alors, non sans peine, j’ai commencé à faire des efforts pour laisser de l’espace à mon compagnon. En surface, cela se passait mieux. Mais j’avais toujours peur. Peur du monde terrifiant qui sommeillait à l’intérieur. Jusqu’à ce que je tombe enceinte.
Quelle extraordinaire sensation de partager son corps avec sa plus belle création, de transmettre une partie de soi à un être d’exception, d’entendre le cœur de son enfant battre et de sentir son pied donner des coups, les seuls coups qui vaillent, ceux du miracle de la vie et de l’amour. Ici, la fusion est organique et indispensable pour permettre à son bébé de bien grandir. Toutefois, ce dernier ne saurait être là pour combler un vide ou répondre aux angoisses de sa mère. Je suis facilement tombée dans ce piège. Ainsi, quand mon conjoint n’était pas là, je me sentais protégée parce que je n’étais plus toute seule. Mais ce n’était pas à ma fille d’assumer ce rôle, surtout pas. Heureusement, je m’en suis rendue compte assez vite pour y remédier avant sa naissance et ne pas lui faire porter ce poids.
Quand elle est venue au monde, une partie de moi est née avec elle. Pendant les onze mois où j’ai pris soin d’elle, je m’identifiais corps et âme à mon rôle de mère. Toutes les deux, nous évoluions dans un cocon. Je la couvrais d’affection et je faisais tout pour assurer son bien-être. On dit que les bébés, dans les premiers mois de leur vie, pensent qu’ils sont leur mère ; pour moi, la réciproque était vraie. Je suis tombée malade deux mois avant la fin de mon congé maternité. Deux mois avant de me séparer d’elle.
Au-delà de la mère, au-delà de l’épouse aimante et aimée, il y avait la femme, celle sans qui rien ne serait possible, celle sans qui je n’existerais pas. Sans l’homme de ma vie (qui était resté à la maison à son tour) et sans ma fille, il ne restait plus que cette inconnue et moi. Faute de l’avoir découverte, je l’évitais, effrayée de ce que j’allais y trouver. Mais, tenace, elle me rattrapait au galop et ne me lâchait pas d’une semelle. Essayez de vous fuir éternellement, au bout d’un moment, cela vous mènera tout droit à l’épuisement. La maternité n’a fait qu’accélérer les choses. Comme je devenais responsable de ma fille, je n’avais plus d’autre choix que de devenir responsable tout court. De grandir et de m’assumer en tant que personne à part entière, ce qui signifiait que j’allais devoir faire un travail sur moi-même. Je ne voulais pas l’accepter, je luttais de toutes mes forces, puis j’ai été mise devant le fait accompli. La dépression a eu raison de mes velléités de résistance pour me forcer à faire face et à évoluer.
Deux ans plus tard, au réveil, je ne me dis plus, heureusement qu’ils sont là tous les deux. À la place, je pense très fort, j’ai tellement de chance de les avoir à mes côtés. Je n’affirme plus à mon époux, « sans toi, je ne suis pas pleine et entière ». À la place, je déclare, sûre de moi, « avec toi, je suis davantage pleine et entière, parce que tu me permets de m’enrichir personnellement, parce que notre amour me transcende ». Notre équation n’est pas « un plus un est égal à un » (n’en déplaise à cet officiant), mais plutôt « un plus un est égal à deux et tellement plus encore ». En arrêtant de nier qui j’étais, je me suis réappropriée ma vie. Aujourd’hui, j’ai plaisir à passer du temps seule, à écrire, à prendre soin de moi, à m’évader, sans me culpabiliser de ne pas être avec ma fille ou sans avoir besoin de l’homme que j’aime pour respirer.
Tous les trois, nous formons une famille aimante, très proche et débordante de tendresse. Nous sommes des êtres distincts unis par un lien inébranlable sans pour autant nous consommer les uns les autres. Nous avons chacun notre place à prendre. Je ne suis pas ma famille, je suis un membre de ma famille. Si l’univers que nous avons construit ensemble est d’une force incommensurable, j’ai cessé de m’y cloîtrer pour habiter mon propre navire également. Bien que des zones d’ombre y persistent, la majeure partie du bateau est éclairée, d’une lumière nette et puissante qui émane de ce soi enfin reconnu et estimé, de cette femme qui n’est plus une inconnue et que j’avais tant délaissée. Cette lumière porteuse d’un amour infini brille de mille éclats pour les deux merveilles de ma vie. Du fond du cœur, je les remercie pour tous ces instants précieux de bonheur partagé, passés, présents et à venir.
À mes amours.