Ma colère

Ma colère

Toujours plus forte et plus bruyante, elle a cette tendance agaçante de saturer l’espace disponible. Parce qu’avec elle, tout semble simple. Parce qu’elle donne cette impression que c’est la faute de tout le monde sauf la sienne. Quand on en arrive à un stade où il devient impossible de se contenir, des cris sont beaucoup plus faciles à verser que des larmes.

Au cours de ma thérapie, elle est ressortie la première. Un accouchement rapide mais non sans peine. Je l’ai ressentie physiquement, encore et toujours au niveau du centre du cœur. C’est elle qui a fait céder ma blessure grossièrement cicatrisée. Quand elle s’est manifestée, je n’ai pas eu d’autre choix que d’y faire face. C’était ça ou l’amertume couplée à des palpitations par-dessus des couches et des couches d’émotions qui, au bout d’un moment, auraient bien fini par me rattraper.

J’en parle au singulier, mais de fait, elle s’effilochait en de multiples ramifications aux dolentes extrémités. Extrêmement douloureuses. C’est comme pour tout, plus on attend pour se soigner, plus le risque de souffrir est important.

Ma colère se dirigeait envers ma sœur, mes parents, le personnel soignant, le cancer, l’anorexie, l’industrie de la mode, les logiciels de retouche, les sources de mes traumatismes, la société où l’apparence est reine, les c******* qui avaient abusé d’elle, et tellement plus encore, mais s’il y avait bien une cible que j’avais en ligne de mire, c’était moi.

Je m’en voulais de ressentir une telle émotion à l’égard de ma sœur alors qu’elle n’était plus là pour l’entendre. Quand, plus tard, j’en ai appris davantage sur sa maladie, j’en ai pleuré de rage. Je lui avais prêté les mauvaises intentions. Elle n’avait jamais voulu m’abandonner, compliquer ma vie ou m’imposer la posture de la spectatrice impuissante. À mes yeux d’adulte, la colère n’était plus légitime. L’exprimer aurait souillé la mémoire de Maryline. Tandis que je réalisais la profondeur de ses troubles, il me paraissait indécent de lui en vouloir pour quoi que ce soit.

Certes, mais je devais bien distinguer mes émotions d’adolescente de mes émotions d’adulte. Tout ce que j’avais ressenti à l’époque et que j’avais gardé, je ne pouvais pas l’effacer d’un coup de gomme. Pour me réconcilier avec ce passé trouble, il fallait bien que je m’y confronte. En prenant mon temps. Alors j’ai commencé à piocher dans l’énorme masse de colère qui croulait à mes pieds et j’ai fait du tri. Avec certains morceaux, j’ai tourné la page pour de bon après avoir fait couler à flot mes émotions. Mais j’ai aussi recyclé d’autres bouts pour les convertir en énergie positive grâce au pouvoir transformateur de l’autocompassion.

Même si cela ne faisait plus beaucoup de sens, j’ai accepté d’avoir été en colère vis-à-vis de ma sœur et de mes parents.

Écrire mon roman, La nuit s’éveille et tout s’éclaire, m’a aidée à m’en libérer, et notamment ce passage. Les mots sont prononcés par Ellie, le personnage principal du livre, à l’occasion d’une séance de thérapie familiale qui tourne mal.

– J’en ai ma claque de sa maladie. J’en ai marre de jouer les meubles et de subir les épisodes cycliques d’une série indigeste. Subir, subir, subir. La petite sœur, elle s’appelle Ellie. Elle veut vivre une vie sans histoire qui ne tourne pas autour de la grande sœur. Je veux exister pour ce que je suis. Le problème, c’est que je ne sais pas qui je suis. S’embourber dans des heures de discussions contreproductives, non merci. Je ne suis pas une planète qui tourne autour du soleil. Ou une dévote qui se prosternerait devant une divinité. Je veux exister pour ce que je suis. Et j’ai bien mieux à faire que d’être ici.

Sans leur accorder le moindre regard, je me suis levée brusquement de ma chaise. Personne n’avait essayé de me retenir. Ils comprenaient. Sans comprendre. 

Pour laisser l’émotion partir, je me suis également pardonnée de l’avoir ressentie et, par extension, d’avoir pu faire du mal, moi aussi. Comme je l’ai déjà écrit, personne n’est irréprochable.

Tu as fait ce que tu as pu. Tu ne savais pas tout. Tu n’avais pas le même âge ni la même maturité. Ce qui est fait est fait. Souviens-toi qu’elle t’a pardonnée, au cours de ses derniers mois de vie. Alors, je t’en prie, ne te juge pas.

L’adulte que je suis s’est mise à la place de l’enfant qu’elle a été pour faire la paix avec elle-même. Ce grand pas en avant m’a poussée à me redonner de la valeur et à cesser d’être aussi dure avec moi-même. C’est une étape qui a été primordiale sur le chemin de ma guérison.

Chez moi, être en colère avait été une façon de cacher ma souffrance. Rugir me donnait l’impression de garder l’ascendant, de rester forte, alors qu’au fond se terrait mon être recroquevillé, rapetissé, démuni. La bête hargneuse dévorait la vulnérable créature, triste et apeurée.

Si on y pense, le « non mais pour qui tu te prends de me dire une chose pareille, espèce d’enflure ! » masque l’aveu de faiblesse du « je me suis sentie blessée par tes propos ». Le « saloperie de cancer tu as tué ma sœur ordure chienne de vie ! » cache la réalité terrassante du « je suis dévastée parce que tu n’es plus là, ton départ laisse un vide incommensurable dans mon cœur ». Le « arrhgh je t’ai toujours dit de traverser au niveau du passage piéton, la voiture aurait pu te percuter, quelle inconscience ! » supplante le « oh mon chéri j’ai eu si peur qu’il t’arrive quelque chose. »

C’est uniquement quand toutes mes colères refoulées sont parties que j’ai pu ressentir mes souffrances passées. La cicatrice s’est ouverte en grand et j’ai perdu des litres de larmes. Pour tous ces traumatismes que je n’avais pas digérés. Pour les tourments vécus par ma sœur et que je ne pouvais qu’imaginer. Pour le manque causé par son absence et la réalisation qu’elle n’allait plus jamais revenir. Malgré la vague de tristesse qui m’enveloppait, j’entrevoyais enfin l’espoir d’une porte de sortie. Sans rancune, il ne me restait plus que ma peine. Il suffisait de s’en libérer.

C’est uniquement quand toutes mes colères refoulées sont parties que j’ai pu commencer à faire mon deuil.

La colère : ne prétend pas non plus que je suis une indésirable ! Non mais franchement ! Que tu le veuilles ou non, je continuerai à sortir de mes gonds.

Moi : je le sais bien, parce que tu es humaine. Il n’y a rien de plus normal que de se mettre en colère de temps à autre, et je ne déroge pas à la règle. Ça peut être très sain aussi.

La colère : tout de même, tu le reconnais !

Moi : tu te souviens ce cours de yoga ? On avait disposé deux coussins de part et d’autre de nos matelas. Allongés sur le dos, les jambes tendues et rapprochées, sur une musique guerrière, la professeure nous avait demandé de lever les bras au ciel et de taper sur les coussins avec vigueur. De temps à autre, elle nous rappelait la consigne. Sortez votre colère, rugissez de l’intérieur, frappez du poing, le plus fort que vous le pouvez, libérez-vous, libérez-vous, libérez-vous, et vous serez soulagés !

La colère : ah oui, je m’en rappelle, je m’en étais donnée à cœur joie. Je les avais insultés toutes ces raclures, un gros coup là où ça fait mal, c’était tout ce qu’ils méritaient.

Moi : ne te donne pas trop d’importance, parce que tu n’es pas la solution!

La colère : !!!!

Moi : À présent, je ne t’accorderai plus que des baux de très courte durée. S’il y a une chose que j’ai intégrée, c’est de ne plus attendre pour t’évacuer. De ne pas te laisser croupir pour te voir grossir et tout casser autour de toi. Parce que, mine de rien, ça fait sacrément du bien de se débarrasser de toi.